Avant la sortie

Entretien avec Fred Boot pour Faerie Noire

Cette ruelle était vraiment crasseuse… Pas le genre d’endroit où j’aurais souhaité finir par bouffer les pissenlits par la racine.
En plus, j’avais oublié de nourrir le chat en partant… quelle chiasse ! Voilà ce qui me passait dans la tête pendant que les pruneaux sifflaient autour de moi, pire qu’un essaim d’abeilles auquel j’aurais voulu piquer son miel.
Tiens, parlons-en de mes oreilles… courtes et pointues (du plus bel effet d’après les quelques minets du quartier qui passaient outre ma « différence » pour prendre du bon temps en ma compagnie contre un peu de flouze), ce sont elles qui m’avaient valu d’être embauchée pour enquêter sur les coucheries d’une Dahue du coin qui avait eu la mauvaise idée de faire des cornes à son Jules (ouais ouais, elle est facile je sais, mais on s’amuse comme on peut dans mon métier), un membre bien placé du réseau Milord, dans ma belle ville de Paris. Bon, belle pour certains, crasseuse et meurtrière pour d’autres…
Les Rejetons font ce qu’ils peuvent pour survivre dans ce monde qui n’est pas fait pour eux et beaucoup virent au mariole après un ou deux revers face à la « justice » humaine. Pour ma part, j’essayais de maintenir un semblant d’honnêteté, mais vous savez ce que c’est, même droite dans ses bottes, quand on bosse principalement pour des Truands… ça finit par déteindre.
Je savais que j’aurais dû rebrousser chemin quand j’ai vu que la mistinguette venait lécher la poire de l’autre cornu Radagast, un irlandais trafiquant de Horse qui monte en puissance sur Saint Denis depuis quelques mois… Mais qu’est-ce que vous voulez, faut bien vivre !
Allez ma poulette, on se secoue et on défouraille ces tocards avant de filer faire un rapport au patron…
Après, il sera bien temps de nourrir ce con de chat en sirotant une petite fée verte…
Métier de con.

Les Rejetons dans toute leur splendeur

Salut Fred¹, alors comme ça, sans prévenir, tu nous sors un jeu complet, même pas en foulancement du jour au lendemain… Qu’est-ce que c’est que ces manières ?

Je sais, j’ai merdé. Je me suis dit fin mai « Allez mon Fredo, faut faire kekchose de ta vie ! » et je me suis lancé dans la création d’un jeu de rôle au lieu de devenir consultant chez LVMH. Résultat : au lieu de rigoler fort quelque part à Dubai entre deux rails de coke, je suis là en train de répondre à une interview pour Culturejdr.

Donc, quand tu ne croques pas un Ben Felten² en quarantaine, la fine équipe de Rôle’n Play³ ou encore tes divers projet bd, tu ourdis des jdr mêlant polar noir et féérie avec ton collègue Johann Krebs⁴… À mi-chemin de Garrett Détective privé⁵ et des Tontons Flingueurs⁶, vous nous pondez Faerie Noire⁷, un jeu qui sent bon le tripot mal famé. Ça vous est venu comment cette idée ?

Polar noir et Fantasy, une belle histoire d’amour

Au départ je voulais faire Ben Felten the RPG mais il avait déjà vendu les droits. Alors je me suis rabattu sur mon plan B, une vieille idée un peu idiote d’il y a quelques années : et si, au lieu de faire parler des persos d’un univers de fantasy comme le quidam de tous les jours, on mettait de la fantasy dans notre culture populaire argotique. J’avais l’intention d’en faire une BD mais ça ne collait pas. En mai j’ai commencé à m’apercevoir qu’en fait il me fallait faire un univers et le faire vivre autrement que par une BD. Et je me suis dit que ce serait marrant de jouer des orcs avec des flingues qui parlent comme Audiard⁸. J’ai commencé à gratter des trucs dessus, puis en discutant de la chose avec l’ami Johann Krebs je lui ai demandé si ça le brancherait de tenter le challenge de faire un jdr complet en 3 mois. Et zoum.

La première fois que j’ai vu tes dessins, c’était dans Mousquetaires de l’ombre⁹, qui était déjà un mix assez étrange d’Alexandre Dumas¹⁰ avec Men in Black¹¹.
C’est assez marrant cette concordance qui fait que au moment où le retour de Château Falkenstein¹² est annoncé par Lapin Marteau¹³, Faerie Noire arrive… Vous avez un lien karmique Brand¹⁴ et toi où c’est un complet hasard de calendrier qui nous vaut deux jeux mettant en scène la féérie dans un contexte « inhabituel » et utilisant des cartes à jouer pour résoudre les actions des personnages ?


Pour comprendre il faut connaître la mère Morel, du Café de Cayeux de Dieppe, qui est aussi voyante. Elle lit le passé et l’avenir dans les écailles des harengs. C’est une longue histoire mais je vais faire court : elle m’a appris que Brand et moi sommes jumeaux cosmiques. Je sais, c’est vache d’apprendre ça alors qu’on en est qu’au quatrième calva de la matinée. Mais hors de question de lui filer mes droits d’auteur sur Faerie Noire. Je tiens à pouvoir au moins m’offrir une Valstar, la bière des stars.

Bon, je n’irai pas par quatre chemins, j’ai adoré la lecture de Faerie Noire, que je trouve à la fois concis et suffisant pour jouer.
On sent toutefois que vous en avez gardé sous le pied et que l’univers mis en place ne demande qu’à s’étoffer (je pense notamment à la Horse, cette drogue pas banale qui circule chez les malfrats ou les relations entre organisations), que ce soit par des suppléments de contexte où une belle campagne, d’autant que vous concluez le bouquin par cette magnifique phrase : Ce livre n’est qu’un début
Une chance que les développements aient droit également à leurs versions papier ou vous misez tout sur le site du jeu pour le suivi ?

Pour ne garder que la subsant… la subtans… la substantifique moelle du monde de Faerie Noire, il a en effet fallu écrire bien plus en amont sur tous les domaines sociaux, artistiques et politiques. Mais surtout sans tomber dans le côté jeu à mystères. Il n’y aura pas de grands secrets à découvrir dans des suppléments. Disons que nous avons assez de choses dans notre chapeau pour créer des histoires. C’est d’ailleurs l’esprit du jeu : développer cette France qui mélange fantasy et films noirs au travers des scénarios à jouer et des fictions. On préfère cette approche aux trucs encyclopédiques ou aux “secrets”. Je crois savoir que ce n’est pas trop la mode en ce moment de faire découvrir un monde via des scénarios, mais tant pis. On est des rebelz’.

Alors, mettons un peu les mains dans le cambouis.
Déjà, niveau ergonomie il y a visiblement eu un gros boulot de fait pour rendre les persos lisibles au maximum, avec l’utilisation de cartes présentant les différents Rejetons ainsi que celles pour les Gagne-Pain (les deux éléments constituant un personnage). C’était une volonté présente dès le début du projet ou vous êtes partis d’un truc à la Rolemaster¹⁵ que vous avez dégraissé, poncé et usiné jusqu’à l’os ?

Avant que Johann ne se joigne à moi, je me disais « Bon alors, je vais prendre quoi comme système ? OSR¹⁶ ? Le vieux truc Chaosium¹⁷ ? ». Tu vois déjà le niveau du mec. Et puis Johann m’a dit « Il faut un système qui colle à cet univers, il doit être aussi parlant que le pitch et le background, indissociable ». Enfin, il ne l’a pas dit aussi bien. Bref. Il continue : « Faudrait… je sais pas… un truc inspiré des dés aux casino… ». Je lui ai dit « Le poker, coco. Le poker ! ». Je me voyais déjà jouer avec le chapeau mou, la cigarette en chocolat au coin du bec, et les cartes en pognes. Johann a bossé sur le système à partir de ça. Il a pondu un bidule élégant, léger, fun, et parfaitement dans l’esprit de l’univers. On l’a testé avec les copains, on a corrigé. Ça s’est très bien passé car lui et moi étions clairs sur ce que nous voulions. Il connaît bien mieux que moi tous les systèmes de jdr, mais nous partageons un même esprit de synthèse. Il fallait un truc qui va tout de suite au fait sans que ce soit froid. Un système « claque dans la gueule », mais avec le sourire. Johann a eu la Grâce.

Ensuite, il y a la magie (ou plutôt, la Sauce) qui bien que présente, me paraît potentiellement mortelle dans son utilisation par (et pour) les joueurs… tu pourrais développer l’intention derrière cet usage « à risque » ?

Oui, la magie dans Faerie Noire est lourde en perte d’énergie vitale. Il fallait là aussi que ça colle à l’univers noir des romans et films qu’on avait en tête. Il y a certes des paliers qui peuvent être très puissants, mais il faut une bonne dose de chance et un max de “points de vie” pour les accomplir.

En parlant de magie, on se doute (doute confirmé à la lecture du scénario en fin d’ouvrage) qu’il sera possible de tomber sur des objets Enchantés, qu’il s’agisse de reliques ou de créations de certains Rejetons (au pif, des Nabots)… Vous avez prévu des règles supplémentaires pour gérer ça ?

En effet, il existe des artefacts. Nous n’avons pas prévu de règles à ce sujet pour l’heure, mais tout est ouvert. Je peux juste dire que pour nous les auteurs, les Rejetons n’ont pas les compétences pour créer des objets magiques, disons que ce n’est pas du tout leur fixette. Mais si un ou une fan en décide autrement, pourquoi pas ? Avec Johann on est très curieux de voir comment les joueurs et les joueuses vont s’approprier notre jeu. Notre plaisir dans le jeu de rôle c’est l’inattendu. On a conçu Faerie Noire dans ce sens : éclatez-vous avec, faîtes-en ce que vous voulez avec vos envies et vos vécus, vraiment.

Vous avez fait le choix de l’indépendance pour sortir Faerie Noire, comme de plus en plus d’auteurs tendent à le faire. Bon déjà, quand un illustrateur fait partie intégrante du projet, c’est tout de suite plus simple, mais au-delà de cette question d’ordre pratico pratique, qu’est-ce qui vous à motivé à tenter l’aventure en solo ?

Je ne vois sincèrement plus trop l’intérêt aujourd’hui de ne pas être indépendants vu les enjeux d’un jeu de rôle. Comme il n’y a pas de retour sur investissement à par le plaisir de le faire et de le voir jouer, et sachant qu’aujourd’hui tous les outils existent pour créer un jeu de A à Z, et bien pourquoi se priver ? Bon, après j’aime bien avoir le contrôle des choses et je travaille mieux et beaucoup plus vite seul ou comme ici en binôme. On a eu la chance d’avoir un petit groupe de joueurs et de relecteurs au poil de martre, vraiment. Et comme tu l’as rappelé, je peux à la fois rédiger, mettre en page et illustrer, donc… Pourquoi serais-je passé par la recherche d’une structure ? En même temps que la création du jeu, je zieutais les options d’impression, les coûts etc. Je savais mon capital en temps et en argent, j’ai fait en sorte que ce jeu entre dedans tout en ayant un maximum de qualité.

Auteur multitâche cherche clé de douze pour resserrer les rotatives

Quand je regarde les crédits du bouquin, je ne vois que les noms des deux auteurs, aucune mention d’une éventuelle structure destinée à soutenir vos productions… Ça voudrait dire que Faerie Noire s’apparente à un coup d’un soir ou vous avez d’autres idées en tête, d’autres thèmes à aborder ?

Perso je suis partant pour rebosser sur un autre jdr avec Johann si un jour les astres se mettent dans la bonne position. Là on va développer des trucs pour le site web de Faerie Noire et le faire vivre au sein de la communauté Discord que nous commençons à réunir. Mais lui et moi sommes un peu anars sur les bords, je pense qu’on aime par-dessus tout se marrer en toute liberté mais sans mal torcher les choses. Faire une structure éditoriale, à part foutre une crotte de logo sur la couv, je ne vois pas ce que ça apporterait.

Pour ce qui est de l’impression des bouquins, je vois que vous avez prévu trois types de formats : pdf, livre à couverture souple dos carré collé et livre version luxe avec couverture dure dos carré cousu… déjà, merci pour le choix, c’est toujours cool, et ensuite j’ai cru comprendre que vous n’envisagiez pas spécialement une présence en boutiques. C’est un choix que vous avez fait purement pour limiter les risques financiers ou ça relève d’une réflexion plus vaste autour de la consommation du jdr aujourd’hui ?

Nous n’avons pas la logistique pour être distribué en boutique, ni le temps d’ailleurs, et on préfère se concentrer sur la vente à distance et le faire bien. Il ne s’agit pas d’un positionnement politique ou militant, pour cette partie nous faisons avec ce que l’on a. Mais encore une fois, à notre petit niveau les enjeux sont faibles, on ne joue pas nos vies. On peut se permettre de vendre tranquillement en ligne, de redonner un peu de boost à certains moments, de ne pas laisser dormir le bouzin. On n’a pas de chiffre d’affaires ni de salariés à payer. On n’a pas misé sur le jeu de rôle pour gagner des pépettes, donc pas de stress.

D’ailleurs, ce marché du jdr, parlons-en… Vous en pensez quoi de cette déferlante qui semble parti pour se maintenir ? Les projets s’enchaînent à une vitesse folle et jamais autant de jeux n’ont vu le jour que ces dernières années. À votre avis, il y a de la place pour tout le monde ou ça va se régler à coup de surin dans les allées sombres au cours des années à venir ?

Alors, les sorties de mars à août c’est fait… Septembre, me voilà !

La surproduction est la question qui se pose aussi dans le domaine de la BD. Perso, j’aime mon époque pour une chose : on peut aujourd’hui sortir un livre, pdf ou papier, très facilement. On se balade avec des terminaux dans nos poches. L’impression numérique a cassé les prix. La création est possible partout, accessible tout le temps. Notre période n’est pas rigolote, mais on vit aussi quasiment toutes et tous avec le potentiel de créer et diffuser des œuvres, du rêve et j’en passe, à chaque instant, 24/7. Donc je trouve ça bien cette profusion de jeux. Je trouve bien de dénicher un petit jeu de John Grümph¹⁸ et de voir un peu plus loin une super couverture de telle donjon et dragonerie en crowdfunding. Je ne me pose pas la question en termes de marché, ce n’est pas ma place. Je ne connais rien au business du jdr, à part les pourcentages d’auteur et les prix pratiqués pour les illustrations. Ce qui m’intéresse c’est la création. La mienne et celle des rôlistes. 🙂

Plutôt satisfaite, la vieille Galibote retourna derrière son rade…
Le dernier pochtron venait de partir et il était temps de se remettre au boulot. Les Irlandais et Milord devenaient vraiment trop entreprenants ces derniers temps et comme ça ne pouvait plus durer, elle avait décidé de prendre les choses en main.
Se saisissant d’un harengs crevé dans le seau rouillé dissimulé sous le comptoir (qui, il faut bien l’admettre, participait beaucoup à l’ambiance rance se dégageant de son établissement), elle prit le temps d’échanger un regard torve avec la bestiole avant de la claquer sur son billot. D’un geste sûr hérité d’une longue pratique, elle trancha la tête et retira les boyaux de la poissecaille avant d’en gratter les écailles, dont elle observa attentivement la disposition à la lumière poussive d’une lampe à pétrole issue d’un autre âge.
Parfait.
La gamine Gravos allait rapporter les coucheries de l’autre traînée au Dahu et déclencherait une magnifique petite guerre de gangs pas piquée des vers. Elle était bien cette petiote. En plus elle aimait les chats. La Mère Morel se frotta les mains de contentement et se fit la promesse de faire livrer un seau de harengs devant la porte de la gamine…
C’était bien la moindre des choses vu le service qu’elle venait de lui rendre sans le savoir, parce-que quand même… on a beau être des Truands, on est pas des bêtes.

Un grand merci à Fred Boot pour ses aimables réponses et ce jeu qu’il est bien 😀

Propos recueillis auprès de Fred Boot par David Barthélémy

Notes et références :

¹ Fred Boot
² Ben Felten, auteur de Donjon & Cie
³ Rôle’n Play
⁴ Johann Krebs : co-auteur de Faerie Noire ou organiste allemand né en 1690 … mais j’ai comme un doute
Garrett Détective Privé
Les Tontons Flingueurs
Faerie Noire
Michel Audiard
Les Mousquetaires de l’Ombre
¹⁰ Château Falkenstein
¹¹ Alexandre Dumas
¹² Men in Black
¹³ Lapin Marteau
¹⁴ Jérôme Brand Larré
¹⁵ Rolemaster
¹⁶ OSR
¹⁷ Chaosium
¹⁸ John Grümph voir dossier Grümph part 1 et 2

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