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Entretien avec Florent Moragas pour les Éditions Odonata

Samedi matin, j’ai eu la grande joie de recevoir Oméga¹, un jeu des éditions Odonata² dans lequel vous êtes des Machines. C’est donc avec bonheur que je me suis plongé dans la lecture de cet univers de S.F qui pousse le transhumanisme dans ses derniers retranchements en abordant la question du transmachinisme (WHATTTT !?!)
Hé oui, fini la découverte du cyberunivers par des sens humains, ici les machines s’ouvrent non pas à la conscience, mais à la morale, l’humour, la peur, bref tout ce qui peut caractériser les « organiques » que nous sommes.
Avant de poursuivre ma lecture des deux (très) imposants ouvrages qui constituent l’entrée de la gamme, je me suis dit « mais au fait, j’ai interviewé Florent³ (Moragas, le papa de Odonata) à l’occasion du financement des campagnes pour Insectopia⁴, en Octobre de l’année dernière… révisons un peu ce qu’il m’avait confié alors, histoire de ne rien rater et ne pas enfoncer de portes ouvertes dans mon retour de lecture » (malin le type). J’ouvre donc la page du site, remonte mes quelques entretiens et là, stupeur absolue (et tremblements)… pas d’entretien en vue.
Damned, que passa ?
Je retourne vérifier mes brouillons (cette fois) et constate avec un certain effarement qu’il est confortablement niché entre une amorce d’article sur les jeux pour les plus jeunes et un entretien avec Sebastien Grenier⁵ (re damned, encore un oubli de publication… vilain garçon) le talentueux dessinateur de Arawn⁶, La Cathédrale des Abymes⁷ ou encore dernièrement Orcs & Gobelins⁸.
Après cinq minutes d’autoflagellation, je me dis que nous allons corriger cette affreuse négligence et éditer l’entretien avec Florent pour vous préparer au prochain retour de lecture (promis, ensuite j’attaque celui de Seb) de Oméga.
C’est donc avec neuf bons mois de retard (Arghlllll) que je vous propose de lire cet entretien, au travers duquel nous parlons de création, de bugs et de machines (entre autre)… My Bad.



Salut Florent. Pour celles et ceux qui ne te connaitraient pas encore, tu es le fondateur des Editions Odonata, créateur des jeux Insectopia et Oméga, mais également Blatteman, figure bien connue des salons et conventions de Jdr.

Je vous laisse deviner lequel des trois est Florent

De l’eau a coulé sous les ponts depuis la sortie de Insectopia, dont la gamme s’est bien étoffée et continue de le faire à ce jour avec le lancement d’un financement visant à produire trois nouveaux ouvrages ainsi qu’une édition révisée du livre de base. Dis-moi, ça en fait des bouquins en six ans, c’est pas un peu chronophage tout ça ?

Effectivement, assez chronophage ! Mais depuis les débuts d’Insectopia je me suis entourés d’auteurs, de testeurs, de correcteurs et de passionnés. Odonata éditions suit actuellement de nombreux projets en gestation, dont vous avez pu voir certaines annonces. Sapa Inca⁹, écrit par Eric Dubourg¹⁰ et Nurthor le Noir¹¹, où l’on incarne des agents de l’empire Inca chargé d’enquêter sur les manifestaions occultes, des civilisations perdues et de défendre l’empire contre les assaillants espagnols. (Actuellement en cours de financement et ce jusqu’au 05/07/22 par ici)
Les Chroniques de Vaelran¹², écrit par Téo Chailloux¹³, où il s’agit d’interpréter des influenceurs, des illuminatis dans un univers d’époque moderne fantasy.
Ou Résilience, le retour des saisons¹⁴ écrit par Jean-Khalil Attalah¹⁵, où là il faut jouer en coopération pour rééquilibrer un monde où la nature subit la rupture.

Ça déconne moins que dans le Aztec Dansant de Donald Westlake¹⁶

De nombreux univers sont également à venir. 


Alors, mettons un peu les mains dans le cambouis.
Les jeux que tu proposes, Insectopia et Oméga en tête, sont des propositions ludiques qui s’éloignent fortement de ce à quoi l’on est habitué… Point d’anthropocentrisme ici, tu nous fais incarner des insectes (pardon, des Întres) et des I.A (sous de multiples formes). C’est très chouette comme idée, mais c’est également un pari risqué. Comment tu procèdes pour aider les gens à s’approprier des modes de pensée ou des perceptions aux antipodes des nôtres ?

L’idée est de sortir des sentiers battus en ne jouant plus des humains, mais en gardant des sujets et des modes de jeux qui intéressent les joueurs. Insectopia et Oméga jouent également avec les particularités de ces univers pour donner du gameplay.
Ces expériences reviennent à jouer des super héros ou des extra terrestres avec des super pouvoirs, mais en traitant des sujets de conflits idéologiques, d’occultisme, ou qui touchent à la personnalité humaine. Insectopia se rapproche assez du seigneur des anneaux dans son traitement des conflits inter races et territoires par exemple.

Rhaaaa, les Lézards !!!



Idem en terme d’univers. Pour Insectopia, le continent d’Entoma nous plonge dans un monde du très petit au sein duquel le dépaysement est au rendez-vous. 
En bon quadra débordé par sa vie de tous les jours et l’éducation des enfants j’ai eu, je le confesse, un mouvement instinctif de recul à la première lecture du livre de base tant il me semblait vaste à assimiler (genre les cinq pages de glossaire consacrées au vocabulaire spécifique) en vue de le faire jouer… 
Quels conseils donnerais-tu aux futurs Deus pour le prendre en main, le faire leur et expliquer que “Non non, n’ayez pas peur, c’est tout à fait faisable” ?

Il faut prendre des scénarios édités et se plonger dedans, se limiter aux règles de bases qui sont assez simples et suivre le scénario proposé. 
Insectopia propose de jouer des super héros, foncez à fond dedans, on vole, on pique on mord, on a des ravisseuses ou des antennes ramifiées. Les parties sont épiques. Jouer aussi les particularités des phéromones et les conflits entre espèces.
Après, c’est un medfan classique. Voilà les conseils simples que je peux donner.


Je n’ai hélas pas encore eu l’opportunité de me pencher sérieusement sur Oméga (il y a vraiment trop de jeux à lire et découvrir aujourd’hui pour ma petite capacité de traitement), mais spontanément, je ne peux m’empêcher de le placer dans la continuité d’Insectopia
Tous deux partagent le même système de jeu (avec des aménagements bien sûr), mais également cette volonté de jouer différemment.
Avec Insectopia tu as poussé le concept de Post-Apo à son paroxysme en évacuant les humains au profit de ceux qui leur ont survécu… Avec Oméga, tu évoques carrément l’annihilation de la Terre par les Synthétiques.
En bon rôliste, je m’interroge… Oméga signe t-il la fin de son aîné dans un univers commun ou en est-il au contraire complètement dégagé pour proposer une lecture différente de ce que pourrait être l’avenir de l’humanité ?

Oméga vs Insectopia ?

Oméga est une autre façon de traiter la science fiction, l’avenir de l’humanité. Clairement ce n’est pas une version différente d’Insectopia. Il s’agit d’un jeu ou les personnages ont des missions de conflits et de découverte dans l’espace avec pour toile de fond l’asservissement des organiques, dont les humains. On incarne des synthétiques doués d’humanité au milieu d’autres machines qui n’en ont pas. Ce sont des intermédiaires entre les deux mondes. Les scénarios sont construit pour traiter les sujets d’asservissement des organiques, de la supériorité des synthétiques, de la collaboration de ces derniers et pour tenter les joueurs à pirater son prochain. Oméga questionne l’identité des Intelligences Artificielles, mais on joue des super machines avec des gros flingues !



En 2013 fut fondé Somni Semen¹, collectif d’auteurs dont le but premier était de consolider Insectopia en vue de la production du livret de découverte ainsi que d’une édition future du jeu. En 2015 apparaissent les éditions Odonata, ta boîte dédiée à Insectopia.
Aujourd’hui, Odonata nous présente donc un nouveau financement pour Insectopia, mais va grandissant en éditant aussi cette fois des jeux d’auteurs tiers tels que Sapa Inca (Eric Dubourg et Nurthor le Noir), les Chroniques de Vaelran (Teo Chailloux) ou encore Micro Méga (Stéphan Van Herpen¹⁸ et Genseric Alexandre Delpâture¹⁹).
Ça y est, tu as pris goût au métier d’éditeur et ne peux plus t’arrêter ?

Ho les belles bannières !!!


Comment on bascule d’auteur à “mais en fait c’est bien sûr, je vais aussi publier les jeux des autres” ?
Une boîte d’édition ne fonctionne pas avec quelques titres, il faut proposer différents univers et différents jeux. C’est l’élément déclencheur de cette reconversion. 
Mais ce qui motive l’éditeur que je suis devenu c’est aujourd’hui le travail éditorial que j’accomplis. A mon sens, ce travail est un suivi des auteurs pour les amener à magnifier leur travail. Je travaille avec eux en amont sur les fondements de l’univers, les règles, le contexte et beaucoup d’autres éléments. C’est vraiment très enrichissant et captivant d’être baigné dans cette création. Puis, il y a aussi le travail graphique qui est vraiment captivant : concevoir et amener un univers avec des illustrateurs, c’est réelle passionnant.


Du coup pour Odonata en deux mots, c’est quoi la ligne éditoriale ?

Créativité ludique,

Les jeux proposés ont un propos fort et un système qui le porte.


Pour en revenir à Insectopia, ça te fais quoi de voir ton bébé grandir et s’envoler de ses propres ailes (huhuhu) ? 
Parce qu’au fil des années, l’équipe s’est tout de même bien agrandie, tant au niveau rédactionnel que pour les illustrations… T’arrive t-il d’avoir la sensation que tout ça t’échappe un peu ou pas du tout ?

Je suis très heureux de partager cela. Le partage de ces travaux de création est vraiment enrichissant pour moi. Nous sommes nombreux désormais autour des projets et je crois que c’est la force d’Odonata. Les auteurs apprennent, partagent, moi je coordonne, je lie des gens dans la création, je reçois de la créativité et des échanges humains. Quoi de mieux ?


Fatalement, sur les deux années passées, cette histoire de Covid a bouleversé pas mal de choses dans notre quotidien. Concrètement, en tant qu’éditeur ça a eu quel impact sur ton travail, et comment as-tu ajusté les choses (si besoin il y avait) pour que la vie poursuive son chemin sans trop menacer les projets en cours ?

Oui, ça a été un peu dur, mais personnellement, je l’ai assez bien vécu. Sur le plan éditorial paradoxalement ce fut assez riche puisque j’ai pris en charge de nombreux projets avec de nombreux auteurs. Si en terme d’édition il y a eu une baisse, en terme de construction de projet ça m’a été bénéfique. Donc, je dirais que le bilan est bon.


Je suis assez curieux (comme beaucoup) des rouages derrière la production d’un jeu et du coup m’interroge fréquemment sur l’aspect organisationnel ou la somme de travail que cela représente en termes de temps de rédaction, illustration, mise en page… Vous fonctionnez comment chez Odonata quand vous menez un projet d’édition concernant un nouveau jeu ?

Il y a d’abord le suivi du projet, son concept profond et ses règles. Il faut caler cela avec des échanges. Parfois il faut agrandir le cercle des auteurs pour donner du corps à une idée. Un long travail d’organisation et de rédaction se met en place. Je peux être chef de projet, comme pour Oméga, ou dans le suivi des idées et des textes comme sur Sapa Inca. La période de test des règles et du gameplay est importante. Le jeu doit être testé et retesté, par le cercle restreint des auteurs, mais surtout par des personnes lambda que nous rencontrons en convention. Il faut comprendre les envies des joueurs pour y répondre. Puis nous décidons avec les auteurs de formaliser leur travail en faisant un livre missions initiales qui va dire l’essentiel du jeu, donner envie aux joueurs de venir à ce jeu. Sur Sapa Inca, le directeur artistique, Gabriel Pardon²⁰, se charge de donner une patte graphique à l’univers avec les illustrations et la mise en page. Puis vient le temps de la correction, moment important qui est réalisé par une ou des personnes extérieures au projet, donc critique. Et finalement la mise en page et la production qui vient derrière et la communication. Un long processus semé d’embûches et de passion !


Quand on voit les postulats de Insectopia et Oméga par rapport à l’humanité, on ne peut manquer de se faire la réflexion (ou alors c’est juste moi qui ai l’esprit mal tourné) qu’il y a comme un “très léger” fond de misanthropie (peut-être de pessimisme à la rigueur) chez l’auteur… 
Alors, simple posture intellectuelle/ludique de créateur ou il y a effectivement quelque chose d’un peu plus profond derrière tout ça ?

Ça revient souvent quand même non ?

Sur Insectopia et Oméga, je me sens humblement un auteur de science fiction. Cette science qui est utilisée pour prévenir nos contemporains des travers de notre société. C’est vraiment dans cette optique là que j’ai fait ces jeux. Je ne suis pas misanthrope, mais plutôt philanthrope. Il y a des sujets qui me heurtent dans notre société qu’il me semble pertinent d’évoquer de manière légère, comme beaucoup d’auteurs de SF l’ont fait avant moi.

Enfin, si tu as quelque chose à ajouter, fais-toi plaisir on t’écoute (enfin… on te lis…)

Actuellement, il y a la souscription pour Insectopia les deux mondes. Comme la précédente souscription, c’est un projet ambitieux qui va apporter trois nouveaux ouvrages à la gamme ; un recueil de scénarios, une extension sur les Lézards et la fin de la campagne. Nous avons aussi décidé de remanier le livre de base, sur l’aspect magie et compétences de caste notamment, pour les rendre plus équilibrés et plus clairs. Le jeu reste le même, avec les mêmes magies et compétences, mais c’est plus clair. Vous pourrez donc jouer à Insectopia avec les anciens et nouveaux suppléments avec des règles affinées. Et puis, il y aura sans doute une nouvelle couverture à cet ouvrage réalisée par un grand nom du jdr français.

Et voilà pour cet entretien (qui finalement reste d’actualité) tardif.
Encore une fois, je suis désolé du délai entre sa réalisation et sa publication, mais vous promets de faire un effort afin que cela ne se reproduise plus à l’avenir (honte sur moi).
Un grand merci à Florent pour ses réponses et les jeux qu’il nous propose et à très bientôt pour le retour de lecture d’Oméga (et l’entretien avec Sebastien, non je n’ai pas déjà oublié).

P.S. Pensez à aller jeter un œil sur Sapa Inca, ça va être chouette…

Propos de Florent MORAGAS recueillis par David BARTHELEMY

Notes et Références :

¹ Oméga
² Odonata Editions
³ Florent MORAGAS
Insectopia
Sebastien GRENIER
Arawn
La Cathédrale des Abymes
Orcs & Gobelins
Sapa Inca
¹⁰ Eric DUBOURG
¹¹ Nurthor le Noir
¹² Les Chroniques de Vaelran
¹³ Théo CHAILLOUX (scrollez jusqu’aux Chroniques du Steam)
¹⁴ Résilience le retour des saisons
¹⁵ Jean-Khalil ATTALAH
¹⁶ Donald WESTLAKE
¹⁷ Somni Semen
¹⁸ Stéphan Van HERPEN (aka Kerlaft le Rôliste)
¹⁹ Genseric Alexandre DELPATURE
²⁰ Gabriel PARDON

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