Paroles d'Experts

Paroles d’experts S01 E01 : Sandy Julien

Bonjour à toutes et à tous.

Nous inaugurons aujourd’hui une nouvelle rubrique ayant pour but de présenter les différents métiers de l’édition, qui bien que dans l’ombre des créateurs, sont essentiels et sans lesquels nous serions bien en peine de pratiquer notre loisir (et tant d’autres).
Traduction, relecture, mise en page, impression, distribution … Autant d’aspects méconnus et pourtant indispensables de la chaîne du livre, auxquels nous allons tenter de rendre la place qu’ils méritent, en donnant la parole aux différents acteurs qui les incarnent.

Paris, 2021

Alors que le langage sms et l’illettrisme sévissent sur tous les réseaux, le monde de la culture est en péril. Le Mal progresse et menace de plus en plus de lecteurs innocents d’être frappés du syndrome dit « des yeux qui saignent ». Pire, certains individus commencent à développer une sorte de « tolérance » face à cette incurie intellectuelle et ne relèvent même plus ce qui devrait pourtant leur sauter aux yeux.

Une seule solution : mobiliser une brigade de spécialistes prêts à en découdre avec la barbarie et qui, au mépris de tous les dangers, sauront se poser en gardiens de la Syntaxe et de l’Exactitude. Dernier rempart avant l’effondrement de la civilisation telle que nous la connaissons, le S.S.L.I.P (Section Spéciale des Lecteurs Intransigeants Professionnels) est né.

Pour les mener dans cette bataille de tous les instants, un homme s’élève : Sandy Julien

Bonjour Sandy, et merci d’avoir accepté de prendre quelques instants pour nous parler de toi, ta vie, ton œuvre. Alors dis-moi, pour les trois distraits du fond qui ne lisent jamais l’ours d’un bouquin, c’est qui Sandy Julien ?

Un traducteur de jeu de rôle et de romans qui sévit… euh, qui exerce depuis une vingtaine d’années. J’ai traduit du JDR, du jeu de plateau, de cartes, des comics, des bouquins de ciné, des romans… et pourtant il y a encore plein de choses auxquelles je n’ai pas touché mais que je souhaiterais essayer.
Et à côté de ça, je suis un homme tout simple. J’aime la pop culture en général, j’essaie d’être positif et optimiste dans tout ce que je fais, et je pense qu’il faut établir des ponts entre la culture établie, celle d’hier, celle que ma génération a pour mission de transmettre (et non pas de garder comme un temple) et la culture à naître, celle d’aujourd’hui, celle de demain, qui est en plein développement et qui a beaucoup à nous apprendre. Pour moi, l’essentiel, c’est ça : ne pas établir une « culture classique » qui serait sclérosée et en opposition avec des formes inédites et intéressantes, mais qu’on ne peut pas comprendre en leur appliquant les mêmes filtres.

Et je suis bavard, aussi. 

J’ ai bien cru que j’allais faire dérailler la molette de ma souris en déroulant la liste des bouquins que tu as traduit jusqu’à aujourd’hui … Comme quelques autres dans le milieu du jdr (pour ne pas citer John Grümph1), tu es soupçonné de n’être au final rien moins qu’un collectif d’auteurs/traducteurs … une déclaration à ce sujet ?

La team Sandy Julien

On va se concerter et on te répond ensuite…

Bon alors, traducteur aujourd’hui ça consiste en quoi exactement … ? Tu prends Google trad et tu bidouilles pour que ça fasse naturel (et on ne rigole pas, je ne citerai personne mais c’est du déjà vu … Oui oui) ou tu nous la joues Actor Studio avec mise en ambiance préalable pour rester fidèle au matériau d’origine ?

C’est du déjà vu, je l’ai déjà vu lorsque je supervisais des traductions chez Edge2

Il n’y a pas de mise en ambiance, non. On prend le texte et on avance. Pour certains textes techniques (ça m’arrive sur des bouquins de ciné au style complexe), je lis d’abord l’intégralité de l’ouvrage avant de commencer, afin de défricher un peu les notions qui ne sont pas forcément accessibles lorsqu’on traduit.
C’est un processus assez amusant, d’ailleurs. Il y a des textes qui se lisent très bien en anglais, on trouve ça très clair. Et puis quand il s’agit de les faire passer en français, ça devient plus difficile en particulier quand on veut éviter les anglicismes (je leur fais la chasse, mais je dois bien en commettre de temps à autre).

Comme on imagine les choses, traducteur/relecteur c’est un peu un métier d’ermite, le type dans sa grotte qui a le Harrap’s en guise d’oreiller et ronfle avec l’accent du Devonshire (enfin … moi, je vois assez les choses comme ça 😅), du coup si on veut dépasser un peu cette image issue d’un autre temps, tu pourrais nous en dire un peu plus sur tes méthodes, ton cadre de travail, les difficultés que tu as pu rencontrer face à un texte corsé et comment tu les as dépassées… ?

Le traducteur exerce un métier très solitaire, en effet, mais il a aussi des collègues (certains avec lesquels il pratique le JDR en ligne, d’ailleurs ! Coucou à l’équipage du Carnivale, au passage) : en cas de grosse difficulté, on a toujours la possibilité de poser la question aux copains et aux copines.
Mon cadre de travail est simple : un ordinateur portable avec word, une pile de dicos divers et variés, le logiciel Antidote pour repérer les petites coquilles sur lesquelles on passe sans les voir, et surtout, surtout, le plaisir de la traduction. C’est un immense privilège que de pouvoir se dire, quand on tombe sur un texte ardu : c’est compliqué mais c’est aussi ça qui rend le boulot agréable.
D’un autre côté, j’ai traduit pas mal de choses pas folichonnes, voire dont je ne suis pas forcément fier (en particulier en début de carrière). Mais aujourd’hui, je choisis mes textes (ou plutôt on me confie des textes dont on sait qu’ils vont me plaire) et je ne travaille quasiment plus que sur des projets qui m’enthousiasment à titre personnel.

Les difficultés… il n’y en a pas deux de semblables. Entre les complexités techniques, la nécessité de coller à un glossaire spécifique lorsqu’on aborde une franchise établie, les styles particuliers et les textes qui arrivent en n’étant pas finalisés, on tombe toujours sur de l’inédit. La plus grosse difficulté vient des délais extrêmement réduits… mais il faut faire avec ce qu’on a. 

Qu’est-ce que tu donnerais comme conseils à quelqu’un qui souhaiterait se lancer dans le métier (que ce soit pour du JDR ou des bouquins plus traditionnels) ?

Une seule chose. Il faut écrire court. La question la plus essentielle qu’un traducteur débutant puisse se poser est la suivante : « comment puis-je exprimer exactement la même chose, mais en utilisant moins de mots ? »

Abréger, c’est chercher les mots les plus pertinents et s’abstenir d’employer des périphrases et des formules à rallonge. 

J’imagine que plusieurs parcours peuvent mener à la traduction. A défaut d’un « chemin idéal » et selon toi, qu’elle serait la meilleure manière de s’y préparer ?

Il n’y a pas de chemin idéal, mais il y a un état d’esprit. Il faut aimer traduire. Et il faut aimer lire. Et par lire, j’entends « lire dans la langue de destination » (le français, dans mon cas). Pour éviter les anglicismes, par exemple, il faut vraiment lire des textes en « bon français » (c’est une expression… qui vaut ce qu’elle vaut, mais voilà : on a plus de chances de côtoyer un bon niveau de langue en lisant de bons auteurs et de bons traducteurs qu’en se cantonnant à parcourir des sites internet et des conversations sur les réseaux sociaux). 

Il existe de nombreuses écoles de traduction, mais aucune ne saurait affirmer qu’elle produit une traduction parfaite. Traduire, c’est toujours trahir. J’ai beau ne pas apprécier la nouvelle traduction du Seigneur des Anneaux, elle a des qualités et prouve que l’on peut tout à fait reprendre une traduction classique et l’altérer de façon satisfaisante. Il y a beaucoup de lecteurs qui l’aiment énormément ; en ce qui me concerne, j’ai trop de mal avec les changements de noms, et je ne retrouve pas en la lisant le plaisir du texte d’origine, qui m’a trop marqué pour que je puisse la juger de façon objective. Mais elle existe, elle est pertinente et elle propose autre chose à partir du même matériau.

Le Chef des Bagouzes vous dîtes ? 🤔

Pour revenir à nos moutons : il faut aimer la langue, les langues, mais il faut également savoir trancher, en particulier lorsqu’on travaille dans un domaine où les tarifs ne sont pas très élevés et où il faut abattre beaucoup de taf en temps record (encore qu’ils aient augmenté un peu et que certains éditeurs pratiquent des prix raisonnables). L’amour immodéré du texte peut devenir un frein, en particulier quand on traduit de la technique, comme dans le jeu de rôle : il y a un moment où il faut penser à rendre le texte. Et ce moment est beaucoup plus proche que ne le voudrait une vision « confortable » du mode de travail. Il faut « tomber les signes » très vite. Dans des conditions pas toujours agréables (par exemple, sans jamais avoir joué au jeu : c’est un gros handicap quand on traduit du jeu de plateau). Bref, il faut savoir que c’est un travail passionnant, mais pas facile du tout. Et au début, trouver des clients est très difficile. Il faut s’accrocher, et bien comprendre qu’on travaille pour le long terme.

Quand tu reçois un texte à traduire, tu as un cahier des charges qui va avec ou c’est le freestyle total ?

Il y a parfois un cahier des charges, mais c’est rare. Les éditeurs avec qui je travaille me font confiance. J’ai supervisé pendant sept ans les traductions chez Edge, par exemple, donc j’ai une vision assez globale de ce que l’on doit faire ou pas sur tel ou tel texte. 

Quelle est la part de liberté d’un traducteur par rapport au texte original ?
Supposons que tu tombes sur un texte bourré de fautes au départ (ou d’incohérences flagrantes, tant au niveau du style que du contenu), tu as des recours possibles ou tu te retrouves à essayer de retranscrire tout ça en français (au risque d’y être associé par la suite) ?

Je vais te donner une réponse de Normand. Oui, il faut « corriger » le texte. Et non, il ne faut pas l’altérer. Il y a une limite à ce que l’on est en droit de faire. Si le texte est catastrophique… il arrive un moment où j’annote simplement ma traduction en proposant des alternatives. « On ne fait pas d’un âne un cheval de course… »
Mais il y a un piège dans lequel il faut bien se garder de tomber. Parfois, le manque d’expérience ou l’inattention vous font commettre de graves erreurs : on s’imagine que l’auteur ne sait pas ce qu’il fait, alors que c’est précisément le cas. Quand on imagine qu’un texte est mauvais ou incohérent, la première chose à se dire consiste à se poser la question : est-ce qu’il y a quelque chose que j’ai compris de travers ? Un second regard, celui d’un collègue, est précieux dans ce cas-là. 

Quand on est traducteur, peut-on se permettre d’avoir un style propre en regard du matériau d’origine ?


On ne devrait pas. Et pourtant ça donne de bien belles choses. Quand on lit ce que Jean Sola3 a fait sur le début du Trône de Fer4, on est époustouflé par un niveau de langue qui est un bon cran au-dessus de la VO. C’est Sola qui écrit, par endroits, et plus Martin5. C’est une option que certains lecteurs critiquent, et que d’autres apprécient.
Il faut bien comprendre que le niveau de langue est quelque chose de très délicat à appréhender. Lorsqu’un personnage s’exprime avec un accent en VO, on ne va pas lui donner un des rares accents bien reconnaissables en France, mais il faut quand même marquer cette différence…

Un accent … Quel accent ?

De la même manière, transcrire des figures de style balisées reste facile, mais on risque toujours de tomber dans le calque de l’anglais et d’avoir un texte un peu bancal au bout du compte.
Cela dit, je reste persuadé que l’on ne peut jamais se débarrasser de ses propres tics. Je ne sais pas si on peut parler de style, réellement, mais je pense que les traducteurs ont tous des formules, des façons de surmonter les difficultés, qui se ressemblent et qui donnent une couleur particulière à ce qu’ils écrivent. 

Par opposition, quand tu fais de la relecture, il y a d’un côté les fautes et la syntaxe à prendre en compte, mais aussi le rendu du texte (je pense au jeu de rôle notamment) afin qu’il soit lisible “et” compréhensible.
Ça t’es déjà arrivé de devoir ré-écrire des pans entiers pour le bien du texte ?
Et si oui, comment fait-on pour ne pas froisser la sensibilité de l’auteur ?

Il m’est arrivé de réécrire jusqu’à deux tiers d’une traduction bancale. Mais là, c’était en tant que relecteur pour des traducteurs parfois débutants. 
Je le dis souvent, mais j’ai récemment dû corriger un « when the shit hits the fan« 6 traduit par « quand la crotte heurtera le ventilo [sic] »… C’est un cas extrême, bien sûr, mais voilà le genre de chose qu’il faut corriger quand on est relecteur (ou quand on est traducteur, pour éviter de se faire tuer par son relecteur).
En ce qui concerne le texte VO qu’il faut réécrire… là, on le fait sans se poser trop de questions (surtout en temps limité). S’il faut élaguer un peu dans une prose alambiquée… eh bien tant pis. On a toujours quelques lecteurs qui vont compter le nombre de mots et affirmer qu’on a loupé une nuance ou altéré le texte d’origine, mais c’est anecdotique. Il vaut mieux un texte clair et qui sonne français plutôt qu’un calque effroyable de l’anglais. Tout ça est un équilibre délicat : il faut travailler en équilibre sur le fil qui sépare le « texte corrigé » du « j’en ai fait beaucoup trop ».
Quand quelque chose est incohérent et que je peux contacter l’auteur, je le fais. Jusqu’ici, dans 100% des cas, l’auteur répond : ah oui, on avait loupé ce détail et on va le corriger en réimpression VO. 

Selon toi, c’est quoi les dix commandements du traducteur pro ? (ou trois, ou cinq hein)

  • Respecter l’intention de l’auteur ou de l’autrice d’origine. Tu peux adapter, modifier, etc., mais pas trahir l’intention. Si un personnage s’exprime de façon sexiste, tu le traduis sexiste, tu n’en fais pas un féministe, et vice-versa. L’intention, c’est essentiel.
  • Eviter les verbes ternes (être, avoir, faire) et les remplacer par des verbes plus précis et plus variés (représenter, adopter, relever de, etc.) sans pour autant (et c’est essentiel) aller chercher des verbes trop complexes. Quand on donne ce conseil aux traducteurs débutants, ils sortent un dico pour balancer des « ratiociner », des « gloser », etc., dans un texte qui est au ras des pâquerettes en VO. Enrichir son vocabulaire, ce n’est pas le rendre inintelligible. Il y a un bon exercice : tu lis un bon auteur français (je relisais Stefan Wul7 récemment), dans un registre populaire ou jeune lecteur, et quand tu tombes sur un verbe ou un mot simple mais que tu n’utilises jamais, tu le notes. Sur un tableau blanc, par exemple. Il y reste jusqu’à ce que tu aies eu l’occasion de l’employer. Les mots les plus précieux sont les plus simples : c’est en allant chercher des mots compliqués comme « solutionner » qu’on oublie qu’en français, il suffit de « résoudre ». La langue claire et élégante, ce n’est pas une langue complexe. La richesse du vocabulaire, ce n’est pas de l’érudition de salon.
  • Ecrire au plus bref. Moins j’utilise de mots, plus j’utilise les bons.
  • Limiter les adverbes en « ment ». Je plaide coupable. J’essaie d’arrêter.
  • Être sympa avec ses collaborateurs. Quels qu’ils soient, à quelque niveau de la chaîne de production qu’ils se trouvent.
  • Apprendre à gérer son emploi du temps et s’imposer une discipline en matière d’horaires. Ne pas travailler « tout le temps, même pendant les vacances et le week-end ».
  • Lire. Lire de la bonne traduction, du bon roman, de bons articles. S’imposer l’exercice qui consiste à comparer VO et VF de bons ouvrages par de bons traducteurs (Pierre-Paul Durastanti8, Patrick Marcel9, Patrick Couton10 par exemple). 
  • Travailler en binôme et apprendre mutuellement.
Les binômes, y’a qu’ça d’vrai
  • Sortir de sa zone de confort et s’essayer à des traductions dans d’autres domaines. 
  • Manger moins de sucre et faire de l’exercice. Mais ça, ça s’applique à tout le monde, non ? 🙂 

Paris, toujours 2021

Dans l’ombre des réseaux, les vilains agissent et continuent d’influencer la langue, de manière plus ou moins subtile, afin de la faire évoluer vers une forme moins littéraire et plus proche de leurs attentes textuelles dépravées. En réaction à la création du S.S.L.I.P, ils s’organisent à leur tour et se regroupent sous la bannière du C.A.L.E.C.O.N.S (Cellule d’Action Libératoire de l’Ecriture Contre l’Onanisme Nomenclatural du Sachoir).
Nous rentrons dans une nouvelle ère de terreur et les forces en présence sont sans pitié. Qui triomphera en ces temps troublés ?
En tout cas, une chose et sûr, personne ne sera épargné dans cette lutte fratricide … Alors, S.S.L.I.P ou C.A.L.E.C.O.N.S, choisissez bien votre camp …

Un très grand merci à Sandy de s’être prêté au jeu des questions et à bientôt pour l’épisode 2

Notes et références :

1John Grümph
2 Edge Entertainment
3
Jean Sola
4
Le Trône de Fer
5
Georges R.R. Martin
6
When the shit hit the fan : expression signifiant que les choses se compliquent, dégénèrent, que c’est la merde en somme.
7
Stephan Wul
8
Pierre-Paul Durastanti
9
Patrick Marcel
10
Patrick Couton

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